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  • didier maufras

architecture et cinéma



L’actualité du milieu cinématographique et la multiplication des débats suscités par la dénonciation des salaires mirifiques de certains acteurs censés assurer par leur présence au générique d’un film sa réussite commerciale sont aisément transposables au domaine de l’architecture. Car ces deux activités montrent une dualité très semblable.

L’architecture est un art mais la production architecturale remplit presque toujours en parallèle une utilité sociale dont les critères imposent toujours des limites à la liberté artistique. Le cinéma est un art mais aussi une industrie dont la prospérité nourrit les différents intervenants et détermine toujours en retour leurs actes. Leurs trajectoires dans l’histoire démontrent une même similitude. Si on excepte en effet la période, certes la plus longue, de l’histoire de l’architecture jusqu’au milieu du XIX° siècle, date à laquelle la revendication artistique de l’architecture n’est plus uniquement réservée aux puissances administratives, religieuses ou aristocratiques, mais devient une plus-value commerciale pour les spéculateurs immobiliers ou un paradigme pour les militants du Weissenhof d’une "architecture pour tous", architecture et cinéma partagent de fait les mêmes rapports contradictoires avec la société contemporaine.

Comment est née la polémique ? Sur la dénonciation, dans un article écrit pour le journal Le Monde par un producteur et distributeur, de salaires trop élevés accordés à quelques acteurs « bancables » entraînant le déficit d’exploitation de films financés en partie par de l’argent public. S’en suivit la révélation de nombreux budgets de productions cinématographiques récentes permettant en réalité d’alimenter les arguments des deux camps, de façon schématique d’une part les défenseurs d’une vision libérale d’une industrie qui est plus au service de la télévision que du septième art, et d’autre part les partisans du maintien des aides publiques au cinéma en général, inquiets que ces révélations nuisent à un système qui profite également au cinéma d’auteur en assurant seul sa survie. Cette cohabitation de deux manières de concevoir, de produire et de critiquer une production , cohabitation qui plus quelque peu incestueuse puisque beaucoup d’acteurs de producteurs et de distributeurs se partagent entre ces deux mondes, entraîne symétriquement des débats sans conclusion car même les débatteurs adaptent leurs arguments du jour à ceux de leurs contradicteurs et n’hésitent pas à se contredire d’un jour à l’autre. Le plaisir du débat réside dans la richesse de la dialectique, et il est difficile de résister à un bon mot, même s’il doit traduire une posture hypocrite. Il est de toute façon toujours loisible de clore un débat qui s’enlise par un consensus de façade en s’accordant sur quelques films culte ambivalents, comme

  • "La grande illusion" de Renoir, financé uniquement grâce à la présence de Gabin, acteur "bankable" de l’époque, acclamé en 1937, très critiqué en 1946, finalement réhabilité en 1958.

  • "La règle du jeu" de Renoir, très gros budget accordé sur la foi du succès précédent, "bide" à sa projection en 1939, encensé par la critique vingt ans plus tard.

  • "A bout de souffle" de Godard, en 1959, budget bien qu’inférieur de moitié à la moyenne difficilement accordé, seulement après le parrainage – cité au générique !- des nouvelles "stars" de la Nouvelle Vague, Truffaut et Chabrol, film acclamé à sa sortie

Évocations permettant de conclure par une pirouette facile: l’éclosion d’un talent est moins une question d’argent qu’une succession d’heureux hasards.

Il est symptomatique que ces exemples cités lors des débats, auxquels il faudrait rajouter d’autres également produits par des financiers indépendants tels que « les quatre cent coups » de Truffaut -réalisé avec l’aide de sa belle famille-, sont tous antérieurs à la création du système d’avance sur recettes mis en place fin 1959 par André Malraux.

Or c’est bien ce système qui est explicitement mis en cause de manière récurrente, c’est à dire chaque fois qu’un film subventionné ne rencontre pas le succès en salle.

Géré par le Centre National du Cinéma, ce système cristallise aujourd’hui beaucoup de critiques puisqu’il est amené à n’aider que moins de dix pour cent des films français, et que des chapelles de réalisateurs et de producteurs très souvent récompensés se sont constituées sans que leurs pedigrees respectent les critères originaux de sélection puisque l’idée de départ n’était évidemment pas de créer une caste d’obligés ou de compléter le budget de films à gros budget, mais bien au contraire d’aider, sans retour d’analyse du résultat commercial, des premières œuvres sur le seul critère de la valeur artistique du projet.

Les architectes qui lisent ce papier verront clairement l’analogie avec les albums de la jeune architecture, le prix de la première œuvre, ou toute sélection promotionnelle par le biais d’expositions ou d’invitations à concourir dans lequel l’État exerce directement ou indirectement son influence par voie d’octroi de subventions publiques. Et cette analogie se lit tant dans les principes fondateurs de cette aide que dans les dérives qui se manifestent au fil du temps et alimentent les critiques de favoritisme et de détournement de l’argent public au profit du privé.

Pour faire taire celles ci faut il supprimer toute aide d’État directe au cinéma ? La France est traditionnellement jacobine et multiplie les aides, bourses, allocations et soutiens divers et directs aux arts plastiques, à la danse, à la musique comme à la littérature et au théâtre. Ce saupoudrage historique crée une solidarité entre ces disciplines qui semble empêcher de fait toute atteinte aux privilèges de l’une d’entre elles. Les fondations privées françaises dans le domaine culturel sont trop faibles pour se substituer à l’État dans ce rôle d’aide à la création.

Mais la France a par ailleurs une grande appétence pour les organismes gérés selon les critères de l’économie mixte, et l’État, par le biais de la fiscalité, peut accroître notablement son aide en s’évitant par ce biais la responsabilité directe des critères de sélection.

Un des organismes qui a contribué de façon exceptionnelle à aider la création architecturale est la Régie Immobilière de la Ville de Paris dans les années 1980 et 90. Le capital de Régie était à l’époque détenu à parité entre la ville de Paris et une grande banque nationalisée. Son directeur avait une passion pour l’architecture et son poste à la tête de la plus importante société de maîtrise d’ouvrage parisienne lui a permis de l’assouvir d’une manière originale et avec une efficacité jamais égalée.

Lui même fils d’architecte, il fut le Pygmalion de jeunes architectes qu’il choisissait (après concours restreint) en fonction de l’actualité des media spécialisés. Cet éclectisme était sa première force. La deuxième tenait dans le constat, lucide mais à mon avis réducteur, que la première esquisse d’un projet était toujours la meilleure sur le plan artistique. Je pense qu’il n’avait pas une grande confiance en parallèle dans la capacité de gérer une opération de bout en bout de la plupart des architectes qu’il avait choisi selon ces critères seulement artistiques.

La rapidité avec laquelle il menait alors la phase de concrétisation du projet définitif par le choix de l’entreprise en charge des travaux de construction empêchait toute velléité de remise en cause de celui ci par son auteur.

En référence au métier de producteur de cinéma, il produisait de l’architecture à l’issue d’appels d’offres parfois miraculeux car mêmes des projets expérimentaux aux prestations sophistiquées trouvaient preneurs pour leur réalisation.

Les architectes les moins naïfs pouvaient comprendre que seules quelques entreprises générales de taille « moyenne supérieure » étaient capables de répondre à de tels défis économiques. Les cadres de ces entreprises ne faisaient d’ailleurs pas mystère qu’il leur était difficile de ne pas répondre favorablement à de telles sollicitations d’un producteur qui leur assurait une fraction majoritaire de leur chiffre d’affaires annuel.

La logique de ce système d’appels d’offres ne pouvait cependant que fausser les règles de libre concurrence, suscitant rancœurs et jalousies dans le milieu du bâtiment. Toujours est il que ce système prit fin à la fin des années 1990 quand son « architecte» fut condamné, dix ans après les faits – condamnation confirmée en cassation en 2008 – non pas pour un délit d’entrave à la concurrence, mais pour celui de corruption passive mettant en évidence un enrichissement personnel.

Cette condamnation visait bien l’homme plutôt que le système de financement des premières œuvres mis en place, et met en lumière l’hypocrisie avec laquelle la société a condamné ce "bienfaiteur" de l’architecture. Car le flair et l’intelligence avec lesquels il a mis le pied à l’étrier d’un grand nombre d’architectes novices ou permis à d’autres plus "confirmés" de construire enfin à Paris, ont enrichi ce patrimoine architectural par nature collectif de la capitale.

A l’aune de ce constat qui concerne ces deux arts majeurs, il paraîtrait nécessaire pour éviter les dérives de tout système d’aide – clientélisme dans le cas du cinéma, mépris des règles de libre concurrence dans le cas de l’architecture – de faire en sorte que l’économie libérale finance la création artistique par un système de compensation et de régulation.

Autant dire que cette proposition est aussi par nature totalement contradictoire, et qu’il faudra à l’avenir toujours compter sur l’action de fortes personnalités au service d’un art, quitte à continuer à en contrôler les abus de manière maladroite, partielle et globalement critiquable. Subsistent aujourd’hui les œuvres évoquées, dont la qualité artistique éclipse les péripéties de leur création.


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