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  • didier maufras

from Roquebrune-Cap Martin with love for Eileen


L’association cap moderne a inauguré cet été une visite du site de Roquebrune-Cap Martin très connu des architectes pour abriter le cabanon, la guinguette « l’étoile de mer », les unités « camping », et dans la partie haute du village, accessible depuis toujours, la tombe des époux Jeanneret. La visite de ces trois entités est précédée par celle d’une œuvre exceptionnelle, longtemps injustement oubliée, la villa E1027 d’Eileen Gray. Elle justifie à elle seule le voyage.

Terminée en 1929, elle est une quintessence de la veine créatrice des architectes hollandais, allemands, suisses ou français de cette décennie sublime au cours de laquelle a été inventée la villa moderne.

E1027, quatre vingts six ans après, reste incroyablement contemporaine et proche de notre goût pour les résidences secondaires de bord de mer.

L’histoire de cette villa, sa genèse, son oubli, et sa renaissance, sont dignes d’un roman d’Agatha Christie mettant en scène des personnages de Flaubert. Pour en apprécier toutes les péripéties, il faut lire les préfaces de la réédition du numéro de la revue l’Architecture Vivante de 1929 (ISBN 978-2-919230-09-9), écrites par l’architecte Jean Paul Rayon et l’enseignant Jean Lucien Bonillo.

Une autre source de renseignements indispensable à lire est la seule monographie française sur Eileen Gray qui lui a été consacrée en 1984 aux éditions Analeph (ISBN 2-905115-00-9) par Brigitte Loye, préfacée par l’architecte Michel Raynaud. On y lit ceci :

Eileen Gray est une aristocrate irlandaise née en 1879 dont la seule formation universitaire, à Londres, fut la peinture. Elle s’installe définitivement à Paris en 1907, où elle devint célèbre seulement quatre ans avant sa mort survenue en 1976 quand des laques et des meubles exécutés cinquante ans plus tôt atteignirent des records de prix dans les ventes publiques. Car la destinée de cette femme qui pendant plus de soixante dix ans se remit toujours en question dans ses recherches sur la peinture, la décoration et le mobilier, perdit une grande partie de ses archives durant la deuxième guerre mondiale, détruisit elle même quasiment toute sa documentation dans ses dernières années de vie, et se tint systématiquement à l’écart des media et des cercles artistiques, aura été de créer, par amour et à l’âge de cinquante ans, ce chef d’œuvre architectural sans que son nom n’y soit jamais associé avant l’enquête sur place menée en 1969 par Jean Paul Rayon, et sans qu’une reconnaissance internationale ne lui soit rendue à ce sujet de son vivant.

La genèse

La conception d’E1027 est un acte d’amour, amour hésitant pour un domaine qui lui semble au dessus de ses habiletés, l’architecture, et qu’elle aurait abordé sur les traces du mouvement de Stijl, en étudiant les villas de Gerrit Rietveld et les idées de Piet Mondrian, amour passionné pour un architecte de quatorze ans son cadet, Jean Badovici, à qui elle offrit en pleine propriété cette villa en 1932.

A la différence de ses supposés mentors et de Le Corbusier qui prônaient le purisme des volumétries et concevaient l’organisation intérieure comme une « promenade architecturale » – exemple célèbre la Villa Savoye et sa rampe intérieure – Eileen Grey s’intéresse aux détails de confort pour les intégrer le plus souvent dans les murs, les cloisons ou les paravents fixes. Elle est proche de la démarche d’architectes « organiques » comme Charles Rennie Mackintosh et Frank Lloyd Wright.

Elle s’intéresse à la fonctionnalité des menuiseries extérieures, conçues comme des panneaux vitrés se pliant en accordéon pour s’effacer totalement dans les baies qu’elles équipent, et aux protections solaires dessinées comme un coffre en saillie sur les façades, intégrant des volets en bois, coulissants sur trois rails et à jalousie (comme les volets battants des vieilles maisons de la Côte d’Azur). Ce dispositif ingénieux fera l’objet d’un dépôt de brevet sous le nom de « fenêtre mécanique type paravent ».

Pour découvrir en réalité virtuelle ce chef d’oeuvre : http://capmoderne.com/fr/visite_virtuelle/

quelques exemples de ce que vous y verrez (il est interdit au cours de la visite de prendre des photos de l’intérieur, et l’accessibilité des jardins est limitée, interdisant le recul suffisant pour cadrer la maison).

L’outrance

Sa relation avec Jean Badovici se distend durant les années 1930. Ce dernier, qui était aussi éditeur, entretiendra durant la même période, et jusqu’en 1949, une relation régulière avec le couple Le Corbusier. Ce dernier passe des étés dans la villa de Roquebrune, et s’y comporte comme un coucou, non pas la sympathique pendule suisse, mais le désagréable prédateur qui fait son nid chez son hôte. Sous couvert d’une théorie fumeuse relative à l’effacement des murs par leur peinture, Le Corbusier tague littéralement plusieurs murs intérieurs et extérieurs durant l’été 1939, « les murs choisis pour recevoir neuf grandes peintures furent précisément les plus ternes, les plus insignifiants. De cette façon, les beaux murs sont demeurés et les indifférents sont devenus intéressants, et le blanc étincelant des uns sert de table de résonance aux couleurs des autres… Cette villa que j’ai animée de peintures était fort jolie, blanche à l’intérieur, et pouvait se passer de mes talents » Badovici qui a laissé faire se verra même conseiller par Le Corbusier en 1949 de supprimer certains mobiliers fixes dessinés par Eileen Gray, notamment la « guimbarde en contreplaqué qui ne fait qu’un pseudo et illusoire pendant à la salle de bains » en réalité la penderie de 2m de haut qui protège la vue directe sur le séjour depuis l’entrée. La muflerie de Le Corbusier s’exercera même directement contre Eileen Gray qui avait été avertie de ce saccage (la presse professionnelle et des expositions avaient montré ces peintures, laissant même planer une ambiguïté sur l’auteur de la Villa puisque le nom d’Eileen Gray n’était pas cité). En réponse à sa lettre de reproches, Le Corbusier lui répondit qu’il était prêt « à étaler le débat au monde entier » puisque « vous réclamez une mise au point de moi, couverte de mon autorité mondiale, et démontrant – si je comprends le sens profond de votre pensée – la qualité d’architecture fonctionnelle pure manifestée par vous dans la maison de Cap Martin et anéantie par mon intervention picturale. » Eileen Gray eut la noblesse d’âme de ne pas renchérir sur cette polémique mais n’oublia jamais la grossièreté de cette violation artistique.

L'oubli et le déshonneur

Le Corbusier, dans sa mégalomanie mesquine, ne peut oublier ses soi-disant chefs d’œuvre. Car en cette même année 1949, Le Corbusier a vu se construire sur le terrain mitoyen une paillote en dur, « l’étoile de mer ». Se liant d’amitié avec le propriétaire, M. Rebutato, de ce restaurant de plage, dont il décore les murs de fresques très colorées – une manie décidément quand il est en vacances et vêtu d’un slip de bain -, Le Corbusier obtient de son nouvel hôte l’autorisation d’édifier en 1952 une chambre de 13 m² adossée au mur Est de la guinguette qui sera connu sous le nom ambigu de cabanon : « J’ai un château sur la Côte d’Azur, qui a 3,66 mètres par 3,66 mètres. C’est pour ma femme, c’est extravagant de confort, de gentillesse ». Il semble que sa femme ait moins apprécié la disposition de son lit dont la tête était collée à la cuvette de WC et séparée d’elle par un simple voilage. L’aménagement intérieur est certes ingénieux et compact comme peut l’être l’intérieur d’une montre suisse, mais cette fonctionnalité extrême n’a à mes yeux aucun charme, seules deux petites fenêtres l’éclairent, et le revêtement extérieur en bardage de croûte de pin de son Cabanon n’attire pas la sympathie que j’éprouve à voir une façade en rondins ou en planches. Il adjoindra plus tard, à quelque mètres, une autre cabane, dite de chantier, dans laquelle il pouvait réellement travailler en y déployant une table de dessin. Cette prolifération de cabanes fait rêver aujourd’hui sur cette côte de milliardaires à l’aune des règlements qui en restreignent la constructibilité. Car Le Corbusier fera encore les plans de cinq petit studios de 8 m² chacun, construits à proximité en 1957 sous le nom d’unités de camping, qui n’ajoutent rien à sa gloire, mais lui auront évité de débourser le moindre centime pour acheter à M. Rebutato la parcelle nécessaire à l’édification de son cabanon.


la guinguette


les unités « camping »


le célèbre cabanon

Tout à ses occupations d’édification de son château, Le Corbusier n’en a pas pour autant oublié la « baraque blanche » d’Eileen Gray et ses trésors picturaux. La mort en 1956 de Jean Badovici lui donne l’occasion d’en avoir la disponibilité partielle en la faisant acheter par une amie suisse. Le Corbusier pouvait ainsi recevoir dans un cadre adapté l’hommage de ses contemporains venus lui rendre visite l’été dans son fief du Cap Martin. Il y laissa finalement sa vie, il y a cinquante ans, le 27 août 1965, victime d’une noyade. L’amie suisse, Marie Louise Schielbert, qui n’a jamais entendue parler d’Eileen Gray, continue en habitant cette villa d’entretenir la légende corbuséenne, puisque maintenant l’empreinte du grand architecte s’étend sur toutes les constructions, jusqu’au sentier qui les dessert et porte dorénavant son nom.

Epilogue

Mais le roman de cette villa ne s’arrête pas là. Et c’est évidemment outre manche que je découvre sa fin dans un article du Gardian publié le 21/07/2001, inspiré de la publication d’une biographie d’Eileen Gray, par Caroline Constant, publiée aux éditions Phaidon, que je traduis librement :

En 1980, dans le milieu de la nuit, un homme gare un camion devant la gare de Roquebrune gare, descend le sentier « Le Corbusier » jusqu’à la villa E1027, ouvre la porte avec une clé, et se met à enlever la plupart des meubles de E. Gray jusqu’au camion avant de le conduire jusqu’à Zurich. Son nom est Heinz Peter Kägi, il est le médecin de Marie Louise Schielbert. Trois jours plus tard, celle ci est retrouvée morte dans son appartement. Kägi produit des documents pour montrer qu’il avait acheté la maison à sa patiente en 1974, mais ses enfants qui trouvent la mort de leur mère suspecte, conteste en justice le changement de propriétaire. Leur procès échoue et Kägi emménage dans la villa, vendant le reste des meubles aux enchères à Monaco. E1027 se détériore rapidement. La rumeur se répand en ville que la villa est devenu un lieu d’orgie de jeunes garçons. Le 22 Août 1996, Kägi y est poignardé et laissé pour mort sur le plancher de la salle de séjour. Ses agresseurs étaient deux vagabonds qu’il avait accueillis dans la maison en échange de travaux de jardinage. Ils déclarèrent avoir demandé de l’argent pour leur travail, mais il avait refusé de les payer. Après avoir volé sa voiture et son passeport, ils s’enfuient mais sont arrêtés à la frontière suisse. Ils sont condamnés pour assassinat à des peines de perpétuité.

Après la mort de Kägi, la villa est squattée et à nouveau vandalisée. Étonnamment, les fresques de Le Corbusier y ont survécu (*). Cette situation hâte sans doute son classement « monument historique » en Novembre 1998, qui fait suite à son inscription en 1975 à l’inventaire supplémentaire. On peut raisonnablement penser que la préservation miraculeuse de ces fresques ont sauvé, grâce à son classement, la villa E1027 d’une ruine inéluctable. Car dès 1994 tout le site « corbuséen » du cap Martin a été classé monument historique, suivi deux ans plus tard par le cabanon lui-même. Par une ironie féroce de l’histoire, plus de trente ans après sa mort, Le Corbusier a ainsi effacé la dette morale qu’il avait contractée envers Eileen Gray en vandalisant son chef d’œuvre.

Le sauvetage réel de la villa ne date que ces dernières années car l’article du Guardian se termine par la vision dramatique, en 2000, du corps squelettique d’un noble vaisseau : le béton est en ruine, exposant de longues sections de barres de fer. L »escalier et la coursive devant le salon penchent dangereusement d’un côté. Toutes les fenêtres sont brisées, les baies sont calfeutrées par un patchwork grossier de rubans adhésifs et de bâches en plastique qui fasseyent dans la brise.

Toutes ces péripéties tragiques auront du moins été épargnées à Eileen Gray, morte à Paris, après une chute, dans la matinée du dimanche 31 Octobre 1976. Elle avait 98 ans. Elle est enterrée au cimetière du Père Lachaise, dans une simple fosse numérotée 17616. »Il y a un chemin qui conduit vers le haut et il y a un chemin qui mène vers le bas. Les deux sont une seule et même réalité » disait elle. Une épitaphe appropriée pour une très grande artiste, irlandaise de naissance et française de cœur, qui fait l’honneur de son pays d’adoption.

Le destin croisé sur ce rocher de deux grands artistes que ne s’y sont jamais rencontrés est fascinant. Eileen Gray en a été l’âme, Le Corbusier m’y apparaît comme le fantôme incarné d’une histoire largement méconnue.

(*) d’après la conférencière de Cap Moderne, la seule fresque extérieure, peinte sur un mur du rez de jardin, a été refaite car des soldats allemands, lors de l’occupation, l’avaient prise pour cible d’entraînement.


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