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la mémoire trahie : le père Corbu, le géomètre et le maire dans le massif de la Sainte Baume


Les admirateurs de Le Corbusier, et même parfois ses détracteurs, s’accordent à dire que le chef d’œuvre de Ronchamp est une œuvre singulière, empreinte d’une sensualité formelle qui la distingue de l’austérité et du fonctionnalisme qui caractérisent le couvent de la Tourette, sans pour autant s’y opposer. Ronchamp date de 1955, le couvent de la Tourette de 1957.

Comment Le Corbusier est il amené à réaliser ces deux édifices cultuels catholiques ?

Corbu et le sentiment religieux

Sa relation à la religion est pourtant conflictuelle. Il croyait que les sociétés avançaient quand elles dépassaient l’âge du soldat et celui du prêtre pour atteindre ce qui est appelé à juste titre la culture.

Charles Edouard Jeanneret, élevé dans la religion calviniste, se définissait athée. Il croyait au début que sa famille maternelle, les Corbèzier, étaient des émigrés huguenots. Mais il a appris que ses origines remontaient à beaucoup plus loin, aux Cathares du XIII° siècle et aux Vaudois de la pré-Réforme. Son changement de nom vient de là.


Ronchamp et La Tourette ne me sont jamais apparues comme l’œuvre d’un athée. Et je ne crois pas non plus à la dualité de l’homme et de l’artiste. Le Corbusier est plutôt agnostique : Je ne suis pas un pratiquant moi-même, mais une chose que je sais est que chaque homme a la conscience religieuse d’appartenance à une plus grande humanité, à un degré plus ou moins grand, mais à la fin il en fait partie. Dans mon travail, j‘apporte tant d’ardeur et une vie intérieure si intense qu’il devient quelque chose de presque religieux.

Il a entretenu également un rapport étroit avec la franc-maçonnerie. Un universitaire danois JK Birksted a démontré, dans un livre publié en 2009 «Le Corbusier and the occult», que par opportunisme et non par conviction Le Corbusier a laissé imaginer qu’il était franc-maçon pour s’attirer la sympathie des associations maçonniques qui pouvaient lui être utiles dans la conclusion de ses projets.


La personne qui lui a permis de réaliser ces deux œuvres loin d’être franc-maçon est un dominicain, le Père Marie-Alain Couturier (1897-1954).Celui ci voit dans le divorce entre la vitalité des arts visuels et la nullité quasi générale de l’art dans l’Église catholique de son temps un témoignage accablant de l’affaissement du catholicisme.

Dans la revue l’Art Sacré qu’il édite à partir de 1937 il affirme le lien entre la liturgie et la beauté. Le débat entre liberté de l’artiste et contraintes ecclésiastiques peut être dépassé dans une perspective spirituelle, comme celle des grands artistes. Pour l’honneur de Dieu et la dignité des chrétiens, le catholicisme peut ainsi s’ouvrir, dans l’espace du culte, au meilleur de la modernité.


Le père Couturier, au sortir de la deuxième guerre mondiale, permet à Matisse, Fernand Léger, Braque, Bonnard, Chagall, Lurçat et d’autres choisis par lui de témoigner de la vitalité de l’art vivant, entre autres dans la décoration de la petite église du plateau d’Assy: c’est cette idée très simple que pour garder en vie l’art chrétien, il faut, à chaque génération, faire appel aux maîtres de l’art vivant. Aujourd’hui comme autrefois, et pour l’art religieux comme pour l’art profane : car l’art ne vit que de ses maîtres – et de ses maîtres vivants. Non des maîtres morts, si précieux que soient les héritages. Rien ne naît ou ne renaît que de la vie. Même la tradition…Tout artiste vrai est un inspiré. Déjà par nature, par tempérament, il est préparé, prédisposé aux intuitions spirituelles : pourquoi pas à la venue de cet Esprit lui-même qui souffle, après tout, où il veut ? Et tu entends sa voix… Mais tu ne sais ni où il va ni d’où il vient…

La Sainte-Baume

En 1948, le père Couturier imagine de fonder un lieu de contemplation, un temple du pardon à la Sainte-Baume, haut lieu provençal où est enterrée et vénérée sainte Marie-Magdeleine et où la présence de frères et soeurs dominicains est très forte. Avec Fernand Léger, et un géomètre Edouard Trouin qui possédait là cent hectares de terre inculte, il convainc Le Corbusier, pourtant très occupé par ses projets à Marseille et à Chandigarh et qui avait pris ses habitudes à Roquebrune Cap Martin, de dessiner le projet d’une basilique souterraine dans la muraille étroite de la Sainte-Baume qui surplombe sur sa limite nord un plateau désertique, le plan d’Aups.


Comme dans les pyramides égyptiennes, une galerie aurait mené à une salle gigantesque éclairée par des puits de lumière taillés dans le roc, pour continuer jusqu’à la sortie (environ 500 m de longueur) sur le versant sud moins abrupt, en balcon sur la Méditerranée distante de 20 km.

Trouin, par sa faconde, sa rusticité et son énergie a séduit Le Corbusier. Mais cette association n’a pas du tout convaincu l’épiscopat français de sa sincérité, et celui-ci s’oppose au sacrilège jugé mercantile du lieu.


Le site internet de la fondation Le Corbusier relate ainsi ce camouflet:


Notre recherche ne pouvait être abordée qu’avec respect. Les cardinaux et archevêques de France l’ont condamné. Ils l’ont fait dans la plus grande sincérité, croyant bien faire. Pasteurs d’âmes, ils ne se sont pas rendus compte de l’humilité et de la grandeur réunies dans la tâche entreprise. Ils ont voulu sauver la dignité d’une des plus belles légendes humaines, celle de Marie-Madeleine, amie du Seigneur.

Certains des artistes modernes ayant parcouru le périple de la renaissance de la technique picturale ou sculpturale ont goût à reprendre certains thèmes parmi les plus profonds proposés à la méditation, et il se trouve que certains sont ravis de pouvoir décorer d’humbles chapelles [allusion directe au Plateau d’Assy]. Mais alors surgit Homais! Et Homais se met à crier, et Homais alerte ses pasteurs et ses bergers! Et l’erreur aidant, une part de l’édifice intellectuel de l’Eglise se trouve troublée. Ici, comme ailleurs, la décision appartient à ceux qui savent, et combien savent ?

… Après tous les avatars, il reste un terrain vide et les plans ici décrits. II faut dire qu’à la suite de la grande rumeur, éveillée dans le monde par l’annonce de la construction prochaine de la Basilique de la Paix et du Pardon, des passions s’étaient déchaînées au point de dénoncer à la vindicte publique les deux survivants Trouin et Le Corbusier, accusés de sacrilège, tant du paysage que de l’idée.


Outre la grande proximité de ces travaux avec la grotte sacrée, il est vraisemblable que l’épiscopat et peut être la congrégation dominicaine aient craint que le projet hôtelier prévu au pied de la muraille ne nuise à la quiétude et à la dignité des lieux :

Le thème de la Sainte-Baume comporte donc la Basilique creusée dans le roc, les deux hôtels en anneaux qui devaient occuper dignement le paysage et la Cité Permanente d’habitation à l’autre bord du plateau. Proche de cette Cité Permanente, un hasard avait laissé subsister une vieille bergerie en ruines, mais combien émouvante, laquelle devait servir, pourrait servir, et servira peut-être à la création d’un musée de Marie-Madeleine où le talent de Trouin trouvera à se manifester tant par l’iconographie exceptionnelle rassemblée que par la manière de l’exposer, intense et émouvante.

Retour à Ronchamp

Avec une symétrie parfaite que seule la vie peut offrir avec autant d’ironie, soixante ans plus tard, c’est la fondation Le Corbusier qui s’élèvera avec véhémence contre le projet des sœurs clarisses de faire construire dans la pente de la colline de Ronchamp un monastère enterré. Et les idolâtres de Corbu s’épanchèrent en diatribes qui sont autant de procès d’intention contre la congrégation religieuse.


Ainsi William J R Curtis :


"La porterie est hors d’échelle ; la chapelle [celle de Corbu] se tient maladroitement au-dessus d’elle, comme un objet désarticulé. À l’intérieur, on trouve tout le bazar touristique que Le Corbusier espérait éviter : restauration rapide, livres, bibelots, vacarme des visiteurs. La «resacralisation» tant annoncée du site de Ronchamp a fini en «machine à prosélytiser» des pleins cars de cathéchumènes et en recolonisation du site au profit de l’Église officielle et du tourisme de masse : précisément l’«effet Lourdes» que Le Corbusier refusait pour ce lieu de méditation. Rappelons-nous le Christ chassant les marchands du temple dans la Bible. En dépit de l’adjectif «pauvres» de leur nom, les religieuses de l’ordre des Clarisses disposent maintenant d’espaces généreux et d’aménagements relativement coûteux. S’agit-il bien d’un monastère ou d’un futur centre de séminaires ? …Même si Le Corbusier n’était attaché à aucune croyance précise, il avait su créer à Ronchamp un endroit sacré, en harmonie avec le paysage et son passé. La religion officielle prend aujourd’hui sa revanche ; avec ses architectes, elle a définitivement détruit l’aura de ce chef-d’œuvre de l’humanité et perturbé le génie du lieu d’une colline qui était sacrée depuis des siècles. Les malheureux Le Corbusier et père Couturier doivent se retourner dans leurs tombes."

la colline Notre-Dame du Haut, Ronchamp
La Colline Notre-Dame du Haut, Ronchamp © M.Denancé

Il est difficile de ne pas ironiser devant le ridicule d’une telle défense mettant l’agnostique Le Corbusier en situation de gardien moral d’un temple qui n’est pas le sien, lui qui a su prouver en maintes circonstances sa relative indifférence aux circonstances peu glorieuses dans lesquelles, sans manifestation d’aucune d’humilité, il avait pu contracter pour étancher sa soif de projets.


Ainsi quand il écrit à sa mère en 1955, toujours très satisfait de son génie: «C’est l’œuvre architecturale la plus révolutionnaire qu’on ait faite depuis longtemps... Mais le diable doit ricaner dans un coin et il a pour habitude de ne pas rester inactif. Rome a l’œil sur Ronchamp. J’attends des orages. Et attention, les vilenies, les bassesses » il ne pensait bien sûr qu’à la cabale dont il avait souffert à la Sainte-Baume, car il ne pouvait alors imaginer que le diable prendrait les traits, soixante ans plus tard, de l’architecte le plus délicat et le plus orfèvre qu’il soit, le génois Renzo Piano, auteur du monastère et de la modification du paysage de la colline entreprise avec la collaboration précieuse de Michel Corajoud.

Epilogue : la trahison de plan d'Aups

Mais revenons à Plan d’Aups où l’aventure corbuséenne connaîtra un épilogue peu glorieux. L’amitié de Trouin, qui digère mal l’échec du projet de la basilique et de l’hôtel, va devenir pesante pour le Corbusier. En effet Trouin a finalement décidé dix ans plus tard de lotir les terrains qu’il possède et d’en assurer la commercialisation.


Pour abriter ses machines de chantier et faire la promotion du lotissement, il construit à l’entrée du village un garage atelier dessiné par ses soins : un hangar métallique semi cylindrique et une tour d’observation. Ce bâtiment édifié sans permis de construire est en co-visibilité des monuments historiques du site. Aussi en 1960 il appelle à l’aide Le Corbusier pour « habiller » la construction et déposer un permis de construire. Le Corbusier accepte en échange vraisemblablement d’un adieu définitif à cette période de sa vie, et de la rupture de toute relation avec le géomètre.


Voilà son dessin (1960) :

Le Corbusier fera aussi les plans nécessaires au dépôt du permis de construire. Ce projet n’est pas référencé sur le site de La Fondation.

Et le bâtiment vieillit mal au fil de rajouts d’annexes de plus en plus disparates.

garage-atelier Trouin

Lors de la campagne municipale de 2008, le maire sortant de plan d’Aups, «conscient de la valeur patrimoniale de ce site» (!) promet sa réhabilitation totale.


La métamorphose est totale mais trahit définitivement le croquis de Le Corbusier.

photo 2015 © D Maufras

photo 2015 © D Maufras

Sans vergogne, le maire fait peindre le nom du célèbre architecte en lettres capitales d’un mètre de haut sur le mur qui longe la route.

photo 2015 © D Maufras

Mais que fait la Fondation Le Corbusier, nom de Dieu !


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