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  • didier maufras

une raison pour visiter le site d’Angkor


Le voyageur du XXIème siècle n’avance plus en terre inconnue. Il est devenu un touriste averti, dont l’envie a été déniaisée par la vision des documentaires et des multiples vidéos que Internet lui offre, quand l’explorateur du XIX° ou du début du XX° pouvait encore fantasmer sur les croquis inspirés de leurs prédécesseurs.

Angkor, comme le Taj Mahal, le grand canyon du Colorado, les pyramides d’Égypte, etc., n’échappe pas à cette interrogation qui se double de l’attitude à adopter vis-à-vis du caractère sacré de ces temples consacrés principalement à Vishnou et Shiva, dont le culte reste vivant sur place.

La visite d’une cathédrale ou d’une basilique européenne n’est pas indemne de la conscience de leur symbolisme pour un touriste élevé dans la religion chrétienne,qu’il accepte cet héritage ou qu’il s’en soit détaché. Quand en plus il est architecte, il est confronté à la surcharge décorative qu’apporte le fait religieux, que celle ci soit plaquée ou qu’elle soit partie intégrante de la structure bâtie, et c’est sans doute la raison pour laquelle seules l’architecture romane et la perfection stéréométrique de ses voûtes m’inspirent une émotion pure, ou du moins réconciliatrice avec mon affect général pour cet art.

A Angkor, l’observation d’une neutralité bienveillante vis-à-vis des manifestations de la symbolique religieuse et le sentiment de réserve qu’un européen éprouve naturellement dans un lieu dont il ignore la plupart des codes de bonne conduite provoque a contrario un agacement certain suscité par les hordes de nouveaux riches chinois et coréens qui déambulent en piaillant dans les entrelacs des temples de grès, pour s’arrêter longuement devant les statues, les portes ou les troncs blanchâtres des arbres qui montent à l’assaut des murs de grès noir – autant de clichés de cartes postales – dans le seul but, non de les admirer, mais de se faire photographier par un compatriote en prenant la pose. Ce qui est impossible de faire dans aucun musée au monde est apparemment ici toléré dans un lieu de culte.

Ces comportements détestables ne sont que la confirmation que, trente après le tragique épisode des khmers rouges qui détruisirent les archives des restaurateurs et une grande partie du système d’irrigation et arrêtèrent de fait toute coopération étrangère, la marchandisation du site et sa fréquentation s’accélèrent, et le résultat probable sera de le transformer en parc d’attractions sur le modèle d’Eurodisney en construisant toujours plus près des temples des hôtels, des services, des terrains de golf et des centres de conférences. Car la superficie du site et l’apparente virginité de son cadre naturel autorisent les développements les plus lucratifs.


Les autorités cambodgiennes encouragent aujourd’hui cette croissance exponentielle de la fréquentation du site: 118 000 touristes il y a vingt ans, un million en 2005, plus de trois millions en 2012. Les temples de grès les plus célèbres, la plupart construits sur le modèle de la montagne que le pèlerin doit escalader, se dégradent sous les piétinements des visiteurs. La communauté internationale, à travers l’UNESCO, les organisations gouvernementales et les fondations privées japonaises, françaises allemandes, s’en émeut et, par un effet pervers à mes yeux d’architecte, multiplie les restaurations et les reconstructions, faisant perdre à l’architecture à l’évidence ce qui faisait rêver le lecteur des descriptions de Pierre Loti et André Malraux, et illustrant une fois encore le débat sans fin de la pertinence de la sauvegarde du patrimoine.



Relisons Pierre Loti décrivant sa découverte en 1901 du Bayon :

"La forêt, toujours la forêt, et toujours son ombre, son ombre souveraine…Quand le déluge enfin s’apaise, il serait temps de sortir de la forêt pour ne pas s’y laisser surprendre par la nuit. Mais nous étions presque arrivés au Bayon, le sanctuaire le plus ancien d’Angkor et célèbre par ses tours aux quatre visages;à travers la futaie semi-obscure, on l’aperçoit d’ici, comme un chaos de rochers…En pleine mêlée de ronces et de lianes ruisselantes, il faut se frayer un chemin à coups de bâton pour arriver à ce temple. La forêt l’enlace étroitement de toutes parts, l’étouffe et le broie ; d’immenses figuiers des ruines, achevant de le détruire, y sont installés partout jusqu’au sommet de ses tours qui leur servent de piédestal."

Il reste encore aujourd’hui possible de visiter le site d’Angkor, de découvrir les temples et de s’émerveiller de leur silhouette sombre et ciselée, détourée sur un ciel éblouissant, en cheminant à l’ombre de la lisière de la forêt qui les entoure.

A l’abri de cette futaie devenue accueillante car éclaircie de ce qui à l’époque du voyage de Pierre Loti en faisait une jungle inhospitalière, en profitant du filtre calligraphique des branches argentées ou sombres des fromagers et chênes qui la composent, dans le silence permis par l’éloignement des touristes qui en gravissent les différents registres, il devient évident de ressentir la puissance sculpturale de ces chaos de rochers et d’en saisir la qualité architecturale.

Cette qualité n’est guère contestable, et si l‘art constructif khmer apparaît relativement frustre car basé sur les techniques de l’empilement et de la voûte par encorbellement – expliquant en partie la ruine avancée de ces constructions somme toute contemporaines de nos cathédrales – , la statuaire et les bas reliefs témoignent d’un art raffiné qui a toujours suscité depuis la construction des premiers temples la convoitise des pilleurs, venant des pays voisins et d’Occident, et à partir du milieu du XIX° siècle essentiellement de France. Le musée Guimet expose depuis 1890 la tête du dieu Harihara dont le reste du corps est lui montré au Musée National de Phnom Penh ! Angkor a donc subi depuis l’origine le vandalisme, le pillage "organisé" au niveau institutionnel des pays colonisateurs, et encore aujourd’hui le trafic des objets d’arts volés qui aujourd’hui encore se chiffre en millions d’euros annuels, malgré les moyens mis en œuvre sur le site.

C’est plutôt le matériau qui pose problème : le grès local qui constitue l’unique constituant de ces temples – seuls les plus modestes sont faits de briques – est une pierre d’aspect gris verdâtre, de grain très fin, plutôt tendre qui se prête très bien à la sculpture, mais dont la porosité restreint la capacité à en faire une pierre de construction pérenne sous le climat tropical.

Neuve, elle est terne, vieillie, elle s’avère sinistre.

La reconstruction des temples en cours, qui se fait de nouveau avec la réutilisation du grès local, après des tentatives de consolidation par le béton, propose donc un spectacle de pansements clairs sur des formes sombres qui ajoute au malaise général que procure la découverte de ces amas noirâtres en milieu de journée sous la lumière trop crue des tropiques.

On est loin de la beauté époustouflante du Taj Mahal dont le marbre blanc resplendit en pleine journée, et s’irise sous les lumières de l’aube et du crépuscule.

Sans évoquer les temples grecs dont la surface de marbre blanc rendu mat par le temps s’harmonise merveilleusement aux teintes des sols et de la végétation brûlés par le soleil.

Enfin faut il que l’entraide financière des pays européens, du continent nord américain et du Japon soit aussi majoritairement consacrée à la reconstitution d’un patrimoine aussi gigantesque (1300 temples) dans un pays qui a subi il y a trente ans le traumatisme de la disparition de quasi toutes ses élites ?

A vrai dire, ce débat a été tranché il y a vingt ans quand en 1993 sous l’égide de l’ONU, les temples d’Angkor ont été inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco. Les temples les plus visités sont ou seront reconstruits pour conforter une certaine conception du patrimoine qui s’oppose à l’évidence à une vision plus romantique de la poétique des ruines, ou au refus de la vanité humaine dans son acceptation picturale.

Reste une expérience unique, majestueuse, et profondément émouvante de la découverte d’une forêt primitive "habitée" parces fantômes de grès et "révélée" dans sa beauté naturelle par les clairières qui les abritent, établissant comme nulle part ailleurs dans de telles proportions une affinité fondamentale entre la géométrie de l‘architecture et la nature.

Nos civilisations urbaines, qui développent des espaces verts qui sont de piètres simulacres de cette alchimie délicate que requiert le paysage, sont vouées à l’échec de cette représentation : pour avoir une idée de l’échelle du site d’Angkor, il faut imaginer en effet un territoire grand comme une grande partie de l’Ile de France, couverte d’une unique forêt , où ne subsisteraient dans autant de clairières séparées que le château de Versailles et ses bassins, le Louvre, Notre Dame de Paris, le château de Vincennes et ses douves, le palais du Luxembourg, la butte Montmartre.

Faire cette expérience maintenant, et surmonter touts les a priori confortables du refus de l'"exotisme frelaté" à la manière de Nizan ou de Sartre, est une raison essentielle pour visiter le site d’Angkor quand il est encore temps de le faire.


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