Ces deux icônes sont situés en rives du grand polygone formé par les boulevards Raspail et du Montparnasse, l’avenue Denfert Rochereau et la modeste rue Boissonade que j'arpentais souvent quand j'habitais rue Campagne Première. Ce lieu est caractéristique de la rive gauche par l'ampleur de ses nombreux et vastes jardins intérieurs qu'une urbanisation essentiellement limitée en périphérie a préservés. Et avant de développer l'histoire contrariée de ces deux icônes, il est intéressant de retracer leurs origines qui sont intimement liées aux transformations subies par ces mêmes jardins.
Revue des différents jardins, du Nord au Sud:
1. le jardin du Couvent de la Visitation (réf. 1418)
C’est un espace vert protégé d’une superficie initiale de 1,8ha. Ce parc a été amputé au fil du temps. Il s’étendait à l’origine jusqu’à l’arrière de plusieurs parcelles donnant sur la rue Campagne première car jusqu’en 1934 la rue Boissonade n’existait qu’à ses deux extrémités sous forme d’impasses : la plus ancienne ouvrant depuis le milieu du XIX° sur le boulevard Raspail était longue de 175 mètres, et la plus récente ouverte en 1893 sur le boulevard du Montparnasse mesurait 47,50 mètres.
L’ouverture complète de la rue Boissonade, par réduction de ce parc, entraîna le délaissé d’une parcelle triangulaire (les actuels n°19-23 de la rue). Dès la fin des années 30, un projet de bâtiment à usage d’ateliers et de bureaux fut imaginé, dont le chantier retardé par la deuxième guerre mondiale ne s’acheva qu’à la fin des années 40. L’architecte, anonyme, fut visiblement inspiré par l’immeuble dessiné par Patou sur le boulevard Victor dont il reprit la dynamique des fenêtres en bande en façade, et à l’intérieur le dessin Art Déco des escaliers. Mais ce qui fait l’originalité de ce bâtiment vient de sa proue clairement empruntée à l’esthétique du Flatiron de Manhattan dont il reprend l’idée géniale de la casquette sommitale qui là se multiplie à chaque niveau par des bandeaux filants soulignant en allège et en linteau les fenêtres.
C’est donc une œuvre érudite d’un architecte curieusement ignoré par l’histoire. Et ce bâtiment iconique va être transformé en immeuble d’habitation par la R.I.V.P. (voir ci-après: DE LA DIFFICULTÉ A TRANSFORMER CERTAINS BUREAUX EN LOGEMENTS) au prix d’une extension qui lui enlèvera une grande partie de ses qualités plastiques d’origine.
Toujours dans ce segment de la rue Boissonade, aux n°9-11, une parcelle a été créée amputant de 3100 m² ce parc. Cette parcelle correspondait à l’ancien potager des religieuses qu’elles avaient décidé de vendre à un promoteur après avoir obtenu un arrêté préfectoral modifiant le plan d’occupation des sols, en excluant de la catégorie E.V.P. (espaces verts protégés) le dit potager. Après plusieurs épisodes, le deuxième permis obtenu le 23 avril 1980 pour 53 logements en accession fut définitivement validé le 2 juillet 1982, au motif que l’assiette foncière permettant le calcul du coefficient d’occupation des sols (C.O.S. en vigueur alors) pouvait inclure la superficie du parc protégé, dont ni la superficie, ni l’unité, ni le caractère n’étaient altérés par le projet de construction...
Lors de la commercialisation de l’immeuble, les prix atteignirent le prix record (pour l’époque)de 25000 F/m² - soit seulement 8000 € actuels -. Je me souviens d’un architecte, reconnu pour son talent, à qui je signifiais mon étonnement de le voir acheter dans cet immeuble d’architecture médiocre, me répondre avec son accent chantant: c’est une merde mais je ne la vois plus quand je contemple le parc depuis mes fenêtres.
2. L’hôpital Saint Vincent de Paul (réf. 14-10)
Les différents services hospitaliers ouverts à partir du début du XIX° sur cette parcelle peu arborée de 3,4 ha ont fermé progressivement de 2004 à 2012. Une ZAC a été créée en décembre 2016. Jusqu’à fin 2020 de nombreuses activités ont été tolérées dans le site: hébergement d’urgence, structures liées à l’économie sociale et solidaire, artisanats, ateliers d’artistes, université populaire et même camping. Jusqu’à mille personnes pouvaient fréquenter quotidiennement le site. La pandémie a hâté la fin de cette expérience de quartier éphémère. Mais cette vie de quartier semble être la préfiguration de ce que le rapport de présentation de la ZAC propose en termes d’objectifs.
Contrairement aux ZAC créées à la fin du XX° les ambitions en termes de densité comme de plan de masse innovant ne sont cependant pas au rendez-vous.
Le diagnostic architectural et environnemental réalisé entre 2010 et 2014 par une équipe pluridisciplinaire étendu à tout l’ilot permettait l’étude de différents scénarios d’aménagement (Atelier Xavier Lauzeral architectes urbanistes / d’ici là paysagistes
SLH Ingénierie / SAVILLE / Ville Ouverte DÉCEMBRE 2014).
Le rapport de présentation conclut finalement au statu quo:
Le projet d’aménagement a évolué en faveur d’une plus grande prise en compte des enjeux de développement durable. Le projet retenu propose ainsi de limiter les démolitions et de privilégier la reconversion des bâtiments. Environ 60 % des surfaces bâties actuelles seront conservées contre 45 % dans le projet précédent. Alors que le projet initial induisait un profond bouleversement du schéma viaire actuel du site, la trame viaire orthogonale de l’ancien hôpital sera finalement conservée et son nivellement maintenu pour limiter les remblais.
A peine 60 000 m² de planchers seront donc livrés à l’échéance, soit une densité à l’hectare de 1,7 largement inférieure à la moyenne parisienne. C’est une démarche frileuse guidée par la prise en compte d’une consultation publique elle-même rétive au changement de son environnement comme l’illustre la volonté de préserver la maternité Pinard qui a vu naître nombre d’enfants du quartier, et même la cheminée de la chaufferie...
Le rapport de présentation ne manque pas de mettre en avant le souci de favoriser le végétal (sauvegarde des arbres, murs et toitures végétalisés) et sacrifie au jargon en vogue; Il présente ainsi la croix (réf 2) comme un jardin de 4000 m², un corridor écologique entre les «zones refuges» des parcelles adjacentes afin de renforcer la Trame Verte et Bleue parisienne dans une démarche d’éco-labellisation, alors que cet espace préexistant n’est que la réunion des prospects réglementaires entre îlots. Ce verbiage me parait aussi sincère et réaliste que le discours d’un industriel pollueur vantant son programme d’entreprise responsable et solidaire lors d’une assemblée générale d’actionnaires.
Surtout , sur le plan architectural, la conservation des bâtiments hospitaliers et leur reconversion en logements n’est pas un gage d’efficacité spatiale ni de confort d’usage à terme. Le projet le plus abouti et disponible en consultation sur le web https://www.redelsperger.net/Auris-st-vincent-de-paul-batiment-lelong/ est celui du bâtiment LELONG surélevé, composé de 77 logements en accession libre, 34 logements locatifs sociaux et 26 logements en Bail Réel Solidaire.
L’incohérence de ce programme se lit de façon caricaturale dans l’épannelage et le traitement des façades. (voir ci-après: DE LA DIFFICULTÉ A TRANSFORMER CERTAINS BUREAUX EN LOGEMENTS )
3. I.D.E.S (Institut d’éducation sensorielle) , ex Œuvre des jeunes filles aveugles (réf. 14-33)
La congrégation des Sœurs aveugles de Saint Paul s’installe en 1857 sur cette parcelle dans l’ancienne propriété de Chateaubriand. Au XX° siècle, les statuts de la congrégation sont successivement adaptés pour que l’établissement soit reconnu par les ministères de la santé puis de l’éducation nationale et donc subventionné par l’État.
Le parc, privé, a une superficie de 0,39 ha et est mitoyen des espaces verts de la maison de retraite Marie Thérèse (réf 14-34) et de la Fondation Cartier (réf. 14-55).
Ces trois espaces verts réunis étaient entre 1818 et 1838 le cadre champêtre de la maison modeste - aujourd’hui englobée dans des agrandissements successifs et dont seuls quelques décors intérieurs de cette époque subsistent - où vécut Chateaubriand (point rouge sur ce «cadastre» de 1810-1836 sur lequel ne figure pas encore la rue Boissonade, mais seulement les premiers bâtiments de l’hospice qui deviendra l’hôpital Saint Vincent de Paul).
4. la maison de retraite Marie Thérèse (réf 14-34)
L’établissement a été fondé en 1819 par l’épouse de Chateaubriand qui vivait là, avec le grand homme.
Après son legs à l’archevêché par les époux Chateaubriand, l’établissement continue d’accueillir les prêtres âgés des diocèses de Paris, Créteil, Nanterre et Saint-Denis dans un cadre paysager qui jusqu’en 1991 avait évité la densification constatée dans les propriétés évoquées ci-avant.
En 1993 un premier bâtiment (surligné en orange) édifié le long du boulevard Raspail et adossé à l’immeuble d’Aéroports de Paris est venu apporter une rupture d’échelle disgracieuse, suivi en 2011 et dans le prolongement par une construction R+4 en cœur de parcelle. Ces constructions restent cependant à usage de maison de retraite et comporte essentiellement des chambres et les services annexes de tous les EHPAD.
Elles ont été réalisées sur l’emprise du parc théoriquement protégé. Celui-ci, qui s’étend jusqu’à l’alignement du boulevard Raspail, conserve une superficie de 0,88 ha mais est jugé mal entretenu par la Commission du Vieux Paris.
5. la fondation Cartier (réf 14-55)
Cette dernière parcelle est la plus petite mais n’est pas la moins célèbre du polygone étudié.
Elle se rattache d’abord avec les deux parcelles précédemment évoquées et donnant sur l’avenue Denfert-Rochereau à la mémoire de Chateaubriand; à l’histoire des bâtiments que lui et sont épouse fit édifier, au rôle social qui leur était assigné, et enfin au parc romantique auquel ce couple consacra son attention. La plantation du cèdre qui y figurait jusqu’à l’automne 2020 n’appartient pas à une légende, mais est -était- un témoignage historique de leur présence. Chateaubriand l’évoque lui-même dans le livre 37 des Mémoires d’Outre-Tombe:
Mes arbres sont de mille sortes. J’ai planté vingt-trois cèdres de Salomon et deux chênes de druides... Ces arbres, je ne les ai pas choisis comme à la Vallée-aux-Loups en mémoire des lieux que j’ai parcourus: qui se plaît au souvenir conserve des espérances... Au reste mes arbres ne s’informent guère s’ils servent de calendrier à mes plaisirs ou d’extraits mortuaires à mes ans; ils croissent chaque jour, du jour que je décrois; ils se marient à ceux de l’enclos des Enfants trouvés [actuel I.D.E.S.] et du boulevard d’Enfer [actuelle avenue Denfert-Rochereau] qui m’enveloppent. Je n’aperçois pas une maison; à deux cents lieues de Paris, je serais moins séparé du monde. J’entends bêler les chèvres qui nourrissent les orphelins délaissés.... La démolition d’un mur m’a mis en communication avec l’infirmerie de Marie-Thérèse; je me trouve à la fois dans un monastère, dans une ferme, un verger et un parc.
Cette parcelle date du détachement par l’archevêché de cette partie du parc aux États-Unis pour la construction d’un centre social destiné aux étudiants américains qui refusaient de se retrouver «exilés» à la cité universitaire pourtant en cours d’aménagement.
Moyennant la promesse de n’abattre qu’un minimum d’arbres, les États-Unis construisirent donc en 1934 le Centre Américain qui accueillit aussi plusieurs générations de parisiens de naissance ou de passage dans une riche approche des arts extrait de la note de présentation par l’éditeur du livre: Le Raspail Vert, L’American Center à Paris, 1934-1994, une histoire des avant-gardes franco-américaines, Paris, Seghers, 1994. :
l’American Center a vécu, de 1934 à 1986, àl’ombre d’un cèdre fameux, planté par Chateaubriand.
De foyer pour jeunes étudiants américains de bonne famille, selon la vocation de son fondateur Dean Frederick Beekmann, le Centre s’est ouvert dès1945 à l’art, et il est vite devenu le creuset des avant-gardes franco-américaines et de la «contre-culture ». Un carrefour obligé de tous ceux qui allaient de l’avant, dans tous les domaines: musique contemporaine, théâtre, danse, jazz, vidéo, poésie, dans un foisonnement perpétuel de représentations, ateliers, débats, confrontations... Lieu ouvert, où chaque décennie eut ses couleurs, et où l’atmosphère bon enfant mais déjà novatrice des débuts laissa place, de1960 à 1978, à l’éclat provocant des «happenings» et autres festivités... Le livre de Nelcya Delanoë, certes mémoire et chronique exemplaires, est aussi un lieu de rencontre, où tous les acteurs de cette aventure unique témoignent, nostalgiques et lucides, attachés à cette histoire qui est la leur, celle d’une époque, celle des liens tantôt complices, tantôt conflictuels entre l’Amérique et la France. Ils viennent ici vers nous,voix et images confondues, dans la fidélité et la passion partagées.
En 1986, l’Établissement ferme et annonce s’exiler dans la zac de Bercy dans un bâtiment dessiné par Frank Gehry. Il ne sera en fait livré qu’en 1994. Ce déménagement et sa fermeture précipitée deux années seulement après son inauguration prouvent au minimum que les années fastes de l’American Center sont définitivement de l’histoire ancienne et la seule justification de ses difficultés financières est difficilement explicable après la vente de ce terrain emblématique à la société Cartier. Cette dernière réalise là une très belle opération immobilière, et obtient après quatre années de tractations le droit de démolir en juin 1992 les 2 792 m² de planchers qui auraient pourtant suffi à accueillir sa fondation.
En fait cette demande de permis de démolir déposée en août 1988 était conjointe à un projet d’édification de 2 bâtiments de 10 et 11 niveaux à usage de résidence hôtelière ( 123 chambres) et d’habitation ( 57 logements) sur 4 niveaux de sous-sol à usage de stationnement d’une surface de planchers de 18 997 m² et de hauteur 31 m.
Cette densification ayant été heureusement refusée, puis abandonnée définitivement en mars 1989, la société Cartier déposa via GAN VIE le 14/12/1991 une demande de construction d’un bâtiment de 7 étages plus mezzanines sur 8 niveaux de sous-sol, à usage de bureaux (4009 m²), de musée d’art contemporain ( 2384 m²) de stationnement ( 125 places) et de stockage (6393 m²)et de hauteur 31 m. L’autorisation fut délivrée dans un délai plutôt rapide le 11/06/1992 et le bâtiment dessiné par Jean Nouvel qui signa là une œuvre élégante favorablement accueillie par la critique, ouvrit ses portes de verre au printemps 1994.
Cette photographie illustre parfaitement que la qualité du projet architectural tient beaucoup à la mise en scène du cèdre entre les différentes strates de verre, et au dialogue graphique fécond que sa ramure entretient avec le carroyage de celles-ci.
La mort, actée à l’automne 2020, de ce cèdre et son abattage fragilisent maintenant la pertinence du projet qui lui servait d’écrin. Celui-ci redevient ce qu’il était à l’origine de sa programmation, la construction d’un immeuble de bureaux dans une zone protégée de Paris interdite à ce type de programmes, sous couvert de la reconduction à surface égale d’un programme culturel qui préexistait.
Cette catastrophe écologique était-elle évitable?
Je n’ai pas retrouvé de mises en garde publiques fortes critiquant en 1994 la proximité d’une façade en verre, par nature réfléchissante, et alertant de l’action des rayons ardents du soleil en fin d’après midi d’été. Le rapport d’experts produit en 2020 pointe uniquement les fortes chaleurs de ces deux dernières années et le récent printemps très sec.
J’ai peine à croire que les paysagistes n’incriminent pas dans leur for intérieur ce rayonnement solaire supplémentaire, qui a pu brûler les aiguilles, favoriser l’attaque d’insectes parasitaires, et altérer le métabolisme de la photosynthèse.
Cela illustre bien le proverbe persan: Les grands arbres sont longs à croître ; il ne faut qu’un instant pour les renverser.
Aujourd’hui, des vingt-trois cèdres plantés par Chateaubriand, seul deux semblent avoir subsisté.
POUR ALLER PLUS LOIN
LES ARBRES DE MON ENFANCE
Je mesure aujourd’hui, sans aucune nostalgie, la chance que j’ai eue de naître à la campagne, dans une grande propriété à la sortie d’un village, avec comme horizon depuis la fenêtre de ma chambre d’enfant les différentes échelles perspectives que donnaient un jardin d’agrément, plus loin un potager et enfin des pâturages ou des champs cultivés. Jusqu’à l’âge de neuf ans, âge auquel je rejoignais un pensionnat en ville, cet univers campagnard a été mon immense terrain de jeu, et a nourri mon imaginaire d’explorateur du vivant. Autant les fleurs sauvages que la faune des insectes étaient des passe-temps enfantins renouvelés au fil des saisons, autant les arbres parfois centenaires de cette propriété dont les limites me paraissaient appartenir à un monde trop lointain pour s’y aventurer ont toujours suscité en moi une fascination qui ne s’est pas éteinte.
Deux arbres étaient mes compagnons de jeu toujours disponibles.
Le premier était un vieux marronnier, éloigné de la maison, dans les branches duquel j’avais réussi avec l’aide d’un aîné à bâtir un début de cabane. C’était mon royaume, y parvenir et pouvoir y rester des heures demandaient des efforts renouvelés de stratégie pour se faire oublier des parents. Réussir cela était en soi une récompense dont j’attribuais le seul mérite à l’existence de cet arbre.
Le second appartenait à la race des arbres qui sont le blason d’une maison, visible de la rue dans la cour d’honneur: un tilleul si haut (plus de trente mètres) que je n’ai jamais pu le cadrer avec l’objectif de ma caméra, et si large (plus de vingt mètres de diamètre) que la base de sa ramure avait été taillée dans les années 1930 en forme de tonnelle, servant de salon d’été à la famille et ses proches.
Il était donc très impressionnant pour un enfant, et ses premières branches, inaccessibles pour l’escalade, ne servaient qu’à l’accrochage d’une balançoire.
Le tronc de ce tilleul était écarté d’une douzaine de mètres de la façade. J’ai souvent entendu les adultes se plaindre de cette proximité (il avait été planté lors de la construction de la maison en 1860) car ses branches apportaient de l’humidité, et ses racines désorganisaient le sol à proximité de l’entrée. Le vieux jardinier qui s’occupait du potager râlait souvent quand il découvrait des racines rampantes, répétant que les arbres peuvent apporter la ruine d’une maison. Les gens de la campagne ont un rapport complexe avec les arbres: ils les apprécient pour les fruits qu’ils donnent ou l’ombre qu’ils procurent, mais pour les autres circonstances de la vie j’avais acquis la conviction que l’existence des arbres leur était souvent indifférente, voire source de tracas. Ils se moquaient aussi des gens de la ville qui collectionnaient les arbres de pépinière tout autour de leur maison de campagne. Et les agriculteurs ont très majoritairement consenti au remembrement qui a supprimé les arbres et les haies qui clôturaient les champs, accueillaient la faune locale et embellissaient les paysages ruraux.
Souvent quand j’entends les parisiens, qu’il soient simples habitants ou décisionnaires d’un aménagement paysager dans la ville, ergoter sur ce sujet ou prendre une position idéologique, je repense aux gens de la campagne, parfois pleins de bon sens et parfois d’un pragmatisme cruel avec la nature. Je ne crois pas moi-même au saupoudrage vert qui maquille l’architecture.
CHANGEMENT DE DESTINATION
DE LA DIFFICULTÉ A TRANSFORMER CERTAINS BUREAUX EN LOGEMENTS
La Mairie de Paris pratique depuis plus d’une dizaine d’années une politique volontariste de cantonner la création de bureaux dans des secteurs restreints de la capitale en l’interdisant de façon générale. Le P.L.U. de 2016 a donné force de loi à cette politique qui vise à repeupler la capitale.
Parallèlement elle fait transformer nombre d’immeubles commerciaux en logements par les filiales immobilières dont elle est actionnaire.
Cette politique est contestée car le prix de transformation est similaire à celui d’un projet neuf et parce que tous les immeubles de bureaux ne sont pas forcément adaptés à une telle reconversion, surtout quand les logements sont censés respecter les normes de surface et les performances techniques du logement social.
L’exemple du bâtiment Lelong est une illustration parfaite de ce hiatus en termes de structure et de façades.
Construit en 1959 au dessus de carrières, sa disposition en U ouvert vers le Sud-Ouest en direction du jardin de la Fondation Cartier tout proche est a priori agréable, et d’ailleurs cette implantation ne serait pas réglementaire en cas de reconstruction sauf accord de cour commune.
En conséquence le diagnostic de 2014 a conseillé la conservation, mais la structure de plateaux totalement libres de 13 m de large et 3,70m de hauteur libre a incité le rédacteur à prôner les recommandations suivantes:
- Impossibilité de créer des mezzanine
- Volumes surdimensionnés pour des logements classiques, mais adaptés à des programmes tertiaires ou culturels (pépinières d’entreprises, extension de la fondation Cartier, etc...)
- Surélévation envisageable de 3 à 4 niveaux supplémentaires
- En cas de reconstruction du volume existant, deux niveaux supplémentaires peuvent être créés dans la hauteur actuelle
Le concours d’aménagement se fait malgré tout sur la base de logements dans les surfaces construites et dans une surélévation de trois à quatre niveaux:
Le comité de sélection réunissant les élus de la Ville de Paris, Paris & Métropole Aménagement et le Pavillon de l’Arsenal, a retenu le vendredi 22 novembre 2019 le projet de l’équipe Quartus – Habitat et Humanisme / Lacaton Vassal - Gaëtan Redelsperger, pour la réhabilitation et la surélévation du bâtiment Lelong qui accueillera 9.890 m² de de logements sociaux et en accession, et environ 2.000 m² de locaux d’activités. Le comité a statué après avoir pris connaissance des avis formulés sur chacun des projets par une cinquantaine de citoyens.
Parmi les enjeux de cette consultation, la surélévation de trois à quatre étages d’un bâtiment en briques des années 50 et la réalisation d’un programme résidentiel mixte, dans le respect des engagements « zéro carbone, zéro déchet, zéro rejet » de l’opération Saint-Vincent-de-Paul. Les équipes devaient également proposer une offre d’habitat renouvelée qui prenne en compte la
diversité des aspirations, anticipe l’évolution des modes de vie et favorise l’implication des habitants dans la conception et la gestion de l’immeuble.
Le projet présenté par l’équipe lauréate s’est distingué par l’élégance de la surélévation, sa relation équilibrée au bâtiment existant et le dialogue instauré avec la Fondation Cartier. Le jeu de retraits en gradins et les plans successifs des balcons et jardins d’hiver de la surélévation allègent la silhouette du bâtiment, tout en conférant de belles qualités d’usage aux logements. Ces derniers, traversants pour la quasi-totalité d’entre eux, bénéficient grâce aux jardins d’hiver d’une extension généreuse et bioclimatique contribuant à la performance énergétique du bâtiment qui vise un niveau passif. Sur le plan environnemental toujours, la toiture végétalisée permet d’absorber l’eau de pluie et éviter ainsi son rejet au réseau, et la construction privilégie les matériaux biosourcés ou de récupération avec en particulier une large utilisation du bois. Autour du cèdre conservé, le cœur d’ilot et les cours anglaises largement végétalisés offrent une continuité paysagère et écologique avec le jardin de la Fondation Cartier.
En termes de programme, outre l’accession classique et le logement social, l’équipe a choisi de proposer 26 logements en bail réel solidaire, forme d’accession sociale à la propriété, gérés par l’office foncier solidaire d’Habitat et Humanisme. Cette offre de logements diversifiée s’organise avec une mixité au palier, sans différenciation spatiale entre les catégories de logements. Pour s’assurer du bon usage de ce programme mixte et de l’adhésion des futurs acquéreurs, un règlement de copropriété provisoire sera proposé à la réservation. L’opérateur s’appuiera sur « l’Institut des futurs possibles » et le syndic « FaciliCiti » pour susciter la création d’une association réunissant locataires, propriétaires et occupants des locaux d’activités, afin d’impliquer l’ensemble des usagers dans la gestion du bâtiment, de ses espaces communs, et dans l’atteinte de ses performances écologiques et énergétiques dès les premiers emménagements.
Ce qui est manifeste dans la lecture de ce communiqué, c’est que seule la qualité des logements dans la surélévation est mise en exergue. Elle est effectivement globalement au rendez-vous, grâce à des façades entièrement vitrées, dont les déperditions thermiques sont compensées par des jardins d’hiver constituées de terrasses modulables sur les 2/3 de leur profondeur par une deuxième peau de menuiseries coulissantes.
Et cette sophistication exacerbe le contraste avec l’ambiance ”carcérale” des logements créés dans le volume existant. Nul besoin d’avoir fait Polytechnique pour s’apercevoir au vu de la perspective (page 3) que ces logements vont manquer d’éclairage naturel. Un calcul sur le T5 de 120 m² prouve que la surface de vitrages atteint 16 m² soit un pourcentage d'environ 13,5%. Or la RT 2012 imposait déjà un minimum de 17%. Et si on rajoute le fait que la hauteur libre de ces logements atteindra 3,40m au lieu de 2,55m dans la surélévation, le volume à chauffer est 1/3 plus important à superficie comparable.
Par ailleurs aucun espace extérieur n’a été prévu et toutes les allèges de ces fenêtres sont pleines alors qu’elles mesurent près de 1,80m de haut par 1m de large dans un tableau extérieur de 45 à 50 cm de profondeur. Ce qui accréditera l’impression de chambre d’hôpital.
A défaut de balcon certes peu souhaitable au regard de l’esthétique initiale, il aurait été possible et préférable de sacrifier un peu de surface intérieure pour créer des loggias.
Enfin, et c’est une remarque générale, je suis frappé par la distribution intérieure systématique des logements du T3 au T5 inclus: Toutes les chambres et les sanitaires donnent directement sur le séjour-cuisine conçu comme un vaste espace carrefour. Est-ce ainsi que les gens vivent réellement, ayant abandonné la partition jour/nuit, comme des étudiants en colocation, voire des bourgeois-bohêmes en transit dans la capitale entre deux séjours dans leurs résidences secondaires?
Mais pour terminer cette réflexion sur les paradigmes contemporains du logement collectif imposés par la maîtrise d'ouvrage, revenons à l’immeuble de la rue Boissonade qui était à l’origine de cet article et dont la transformation m’a paru un mauvais coup porté à cette icône architecturale.
Il y a plusieurs points d’entrée à mon analyse:
Le premier est de considérer que l’immeuble existant se prête mal à un changement d’usage résidentiel. C’est en creux l’observation que fait la Commission du Vieux Paris, qui avait initié en 2008 sa protection actuelle au titre du P.L.U. dans sa séance plénière du 24 mai 2017. Elle refuse la faisabilité présentée car remplaçant la cage d’escalier dans la proue par des séjours, et demande la conservation des serrureries métalliques du rez-de-chaussée.
Après modification en ce sens du projet, le permis de construire est accordé en septembre 2019 pour un changement de destination partiel d’un immeuble de bureaux en habitation et création d’une extension de r+1 à r+4 (20 logements créés), avec toiture-terrasse aménagée, pose de panneaux solaires et remplacement des menuiseries extérieures, démolition des étages d’un bâtiment sur rue au 25, surface créée : 408 m², surface démolie : 495 m².
La solution retenue par l’architecte est celle d’une complétion de la forme originelle si caractéristique de cet immeuble et qui historiquement ne doit rien à une volonté d’originalité de la part de son créateur. Il s’agit donc d’un contresens historique et c'est la preuve d’une grande prétention à vouloir réécrire l'histoire de l'architecture parisienne.
La conservation imposée par la Commission du soubassement sur rue (parcelle n°25) qui assure le raccordement avec le n°27 dénie la pertinence du refus de suivre l’alignement de la rue en étages puisque la répétition de la proue arrondie de l’extension fait face non pas à une césure importante de la séquence urbaine mais à un pignon distant de trois mètres. Pas besoin d’être sorti de Polytechnique pour s’apercevoir que le point de vue de la perspective ci-dessus est strictement impossible en le comparant au plan de l'étage courant.
La photo précédente montre au contraire l’élégance de la proue du 19, si on fait abstraction des baraquements construits sur un niveau aux n°15 et 17 à usage de local associatif pour la communauté catholique coréenne, et qui ont été masqués (!) dans la perspective.
Le second point d’entrée est la capacité de l’immeuble existant à permettre la distribution de logements.
Le plan d’étage courant montre la difficulté à réussir le pari de la maîtrise d’ouvrage:
Primo, la Commission impose également la conservation de l’escalier en proue. Conséquence: création d’un T2 dans cette proue accessible seulement par escalier depuis la rue.
Deuzio, la seule façade largement vitrée est sur rue. La façade opposée qui donne sur le parc est peu vitrée puisque implantée sur la limite séparative (peut-être les baies sont-elles d’anciens jours de souffrance). Aucun espace extérieur ne peut être imaginé car ils se trouveraient en surplomb d’un domaine privé. Conséquence: la faible épaisseur de 5m amène donc à la création de deux T2 supplémentaires sur rue.
Tertio, pour trouver des T3 et T4, l’extension sur le n°25 paraît la bonne solution. Elle a - ironie de cette opération - été réalisée sous la forme d’un niveau de bureaux préfabriqués posés ultérieurement sur le toit du socle. En se raccordant au pignon du n° 27 on peut s’en inspirer en créant une surélévation de quatre étages de 130 m² supplémentaires qui raccordera, certes de façon urbaine et conventionnelle, le bâtiment dans un esprit de progression régulière des hauteurs jusqu’à la proue.
Il faut croire que l’évidence d’une telle solution n’est pas forcément un choix naturel dans le cadre d’un concours d’architecture dont est issu ce projet.
Mais au moins la promesse d’offrir une façade plein sud aux futurs habitants est-elle tenue? Non puisque cela ne concerne que le T4 d’angle.
Et par ailleurs le traitement des façades contredit la volonté de s’ouvrir sur le paysage, puisque non seulement aucun espace extérieur n’est prévu, que les fenêtres sont posées sur des allèges pleines, et que les protections solaires sont des panneaux métalliques perforés et non pas des brises-soleils horizontaux autorisant une vue dégagée.
CADAVRES EXQUIS
Combler une dent creuse du tissu urbain est une opération courante. Le fait de le combiner à une restructuration du bâtiment mitoyen est une opportunité rare qui apparait dans ce cas avoir été un handicap sur le plan architectural puisque la qualité reconnue de ce dernier semble avoir obsédé le concepteur de son extension qui déclare ceci: Respecter un bâtiment existant, c’est parfois le transformer, le compléter, le finir. Dans Mort à crédit, Céline utilisait finir dans le sens d’achever, de tuer. Bientôt ce sera le sort de cette icône du XIV°.
Qu’auraient pu imaginer d’autres architectes ayant construit à Paris?
M&A aurait prétexté de l’existence de ces ateliers en vis-à-vis pour recycler son vieux projet du 15° proche
Les bureaux préfabriqués existants auraient inspiré les papes actuels du ”less is more”. Devant le refus de leur maître d’ouvrage à recycler ces préfabriqués en fin de vie, ils auraient répondu eux aussi par le recyclage suivant.
Enfin Frank Gehry aurait persuadé son ancien client d’acheter la parcelle et de ressusciter une fois encore l’American Center, autre icône du passé glorieux de ce polygone en proposant cette brillante intégration.
DM, le 1er avril 2021
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