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  • Didier Maufras

Ricardo Bofill, un hommage circonstancié

La mort de Ricardo Bofill le 14 janvier 2022 a suscité beaucoup d'articles de presse, et dans le Monde du week-end dernier une pleine page "publicitaire" d'un hommage rendu par huit maires de métropoles françaises avec ce slogan : Ricardo Bofill a marqué l'histoire de l'architecture en mettant l'humain au centre de l'espace, accompagné de photographies assez médiocres de ses réalisations des années 80 dans les dites métropoles.


L'absurdité du slogan n'a d'égale que l'ignorance manifeste de l’histoire de l’architecture qu'il démontre.


Certes Bofill a marqué l'histoire de l'architecture française durant cette décennie 1970-1980. Mais je me souviens beaucoup plus des polémiques sur le style néoclassique qu'il proposait à rebours des mouvements architecturaux passionnants de l’époque en France, style qu’il a su vendre, en pleine période de décentralisation politique, à des maires fraîchement élus et séduits par des projets d'urbanisme grandiloquents.


A la même époque les meilleurs architectes français remettaient justement en question le type de logement répétitif des grands ensembles de la reconstruction, pour trouver une âme et une échelle humaine à des immeubles de logements, tout en soignant également leur connexion aux structures urbaines existantes. Une conception totalement opposée donc à la démarche de Bofill qui vantait auprès de ces maires la puissance évocatrice du château de Versailles comme solution esthétique à l'offre du logement pour tous. Il flattait ainsi uniquement leur orgueil de maire bâtisseur, et sa démarche, attestée par de nombreuses déclarations, n'était en rien prospective d'un nouveau confort ni d'un nouvel art de vivre pour les futurs habitants.


En contrepoint de ce constat personnel sévère, je désire témoigner que j'ai apprécié, dans les années 70, le talent de Bofill et l'organisation pluridisciplinaire de son Taller de Arquitectura. Il y a eu bien sûr les projets publiés comme La Fabrica, Walden 7, Xanadu ou Meritxell, mais aussi la réalisation d'un modeste immeuble résidentiel de Barcelone original et remarquable, et resté secret dans les publications spécialisées.

Dans une rue très étroite du quartier Putxet, mon beau frère et ses amis avait commandé au Taller cet immeuble pour y loger plusieurs membres de leurs familles.

Étudiant à Polytechnique à l’époque, j’étais très impressionné par la façade sur rue, très minérale, sculpturale, magnifiant la mise en œuvre de lits de parpaings de ciment brut soigneusement calepinés. L’étroitesse de la rue (7 m) m’empêchait de photographier proprement l’élévation frontale, mais les vues de biais des encorbellements subtils de ce monolithe gris révélaient l’habileté de cette volumétrie qui paraissait grâce à eux suspendue, au point d’en alléger le caractère massif.



Ces mêmes vues dévoilaient alors au passant le nombre d’étages (trois droits et un attique en retrait) de l’immeuble par l’intermédiaire de deux failles profondes occupées par des baies superposées en forme de bow-windows.



Il faut avoir gravi à pied cette rue en forte pente pour apprécier pleinement l’expérience cinématographique de cette architecture, autrement plus intéressante que les lourdeurs historicistes que Bofill allait infliger à la France des années 80.



Les seules baies d’éclairement étaient réservées à des chambres ou des séjours de petits appartements. Les cuisines, pourtant largement vitrées, s’ouvraient sur des loggias sans vue frontales mais disposant de meurtrières latérales créées par les différents nus des plans de façades du motif central.




Ce dispositif architectural quelque peu extrême mais participant évidemment de la volonté de privilégier l’image sculpturale aurait sans doute été plus pertinent sous des latitudes plus tropicales que celle de Barcelone, là où la maîtrise nécessaire des apports solaires justifie la recherche des ombres portées.


Il faut avoir gravi à pied cette rue en forte pente pour apprécier pleinement l’expérience cinématographique de cette architecture composée de deux failles profondes occupées par des baies superposées en forme de bow-windows, de part et d'autre d'un motif central opaque




Quand mon beau-frère et ma sœur s'adressent au Taller en 1970, ils ont affaire au chef d'agence Javier Bagué, cousin de Ricardo Bofill, qui joue le même rôle que Pierre Jeanneret dans l'atelier de Le Corbusier. Le projet est trop modeste pour que Bofill s'en préoccupe, ils sont également surpris que ce soit un architecte russe qui signe la demande de permis de construire, puisque ni Bagué ni Bofill ne sont inscrits à l'Ordre de Catalogne.


Leurs demandes et celles de leur amis aboutissent à treize appartements tous différents par nature, par surface et par distribution. C'est une marque de fabrique du Taller à l'époque qui le distingue des autres cabinets barcelonais. La synthèse de ces demandes disparates en milieu urbain est certainement plus complexe qu'un projet similaire comme Xanadu achevé en 1968, mais le Taller a réussi a satisfaire toutes les demandes individuelles derrière une façade sur rue qui nie la complexité intérieure.


Une de ces demandes concernaient les appartements situés au dernier étage dont les acquéreurs souhaitaient des piscines individuelles. Elles ne furent pas réalisées, mais la prévision des surcharges avait été déjà intégrée dans la conception du parc de stationnement. Je me souviens de ma première visite en 1972 quand je découvris le premier niveau de ce parc et le qualifiai d'espace piranésien tellement les immenses poutres qui reprenaient les voiles de refend m'avaient impressionné. Ce parc est d'une capacité surdimensionnée et la vente des places excédentaires a financé largement les fondations coûteuses du projet.

Pareillement la toiture de l'immeuble est dégagée de toute installation technique (la VMC n'existait pas en Catalogne) et offre un espace communautaire idéal de 250 m² pour les réceptions privées ou partagées des copropriétaires.



L'étagement d'appartements tous différents amenant à des superpositions entre pièces d'eau et pièces de vie, confronté qui plus est au pari réussi d'une façade réglée sur rue et orientée Nord-Est, a du engendrer bien des casse-têtes pour le Taller.


Les façades sur l'intérieur de l’îlot, orientées Sud-Ouest sont d'ailleurs représentatives d'une liberté formelle assumée, et d'une échelle domestique, vernaculaire, aux couleurs méditerranéennes, et totalement antinomiques de la façade "cérébrale" sur rue.




Pour autant, en cinquante ans d'existence, l'immeuble a montré sa résilience aux changements de besoins d'espaces des copropriétaires.

En effet, dans ce laps de temps, ma sœur et mon beau frère qui avaient investi au départ dans un 4P au troisième étage (3 pièces donnant sur cour et 1 chambre sur rue) ont acheté à la naissance de la dernière de leurs quatre filles l'appartement sur rue du deuxième étage pour réaliser un duplex. Le travail de redistribution de cet appartement montre la résolution permettant à toute cette famille de trouver son lit en adéquation avec les rares éclairements de la façade sur rue.


Une fois leurs filles parties, ils ont revendu ce niveau en appartement simplex, supprimé l'escalier de liaison et redistribué une deuxième fois le niveau supérieur.


L'histoire de cet immeuble, au-delà de son caractère anecdotique au regard de la carrière de Bofill, est caractéristique à la fois d'une démarche programmatique de la part des initiateurs devenue très rare dans les grandes villes européennes mais qui se perpétue dans d'autres agglomérations de pays moins développés, et d'une organisation des ateliers d'architecture qui a très majoritairement abandonné ce type de projets, beaucoup trop chronophage et donc peu rentable, à la promotion immobilière.


En 1972, quand j'ai découvert cette façade, j'avais déjà pris la décision de rentrer à UP6 l'année suivante pour devenir architecte. Je n'y pense qu'aujourd'hui, mais je me demande si la forte émotion que j'avais ressentie à la vision de son calepinage rigoureux qui réglait parfaitement toutes les dimensions des plans, des décrochés, des bandeaux ne m'a pas profondément influencé sept ans après, inconsciemment, quand j'ai réalisé mes premiers immeubles. C'était en tout état de cause un support confortable à la recherche de la bonne proportion quand il fallait dresser l'élévation de projets que j'abordais principalement par le canal prioritaire de l'optimisation des plans d'appartements.


Mais après tout, Le Corbusier lui-même n'a pas cité le Modulor dans les Cinq Points de l'Architecture Moderne.


Didier Maufras,

le 26 / 01 / 2022


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